ITx Café #3 – Quel impact de la pandémie sur la Silicon Valley ?
Depuis quelques temps déjà, la Silicon Valley n’est plus le centre de gravité absolu du monde de la tech : un certain nombre d’entreprises tech à succès et à rayonnement mondial n’y sont pas basées comme Shopify à Ottawa et quant à elle, TikTok est chinoise.
Mais les Big Tech se sont très bien tirées jusqu’à présent de la crise due à la pandémie. En effet, le confinement a stimulé l’utilisation du numérique et a donné aux géants américains de la tech l’occasion de se développer fortement et d’augmenter leur domination déjà exorbitante. Beaucoup de startups en ont aussi profité, celles des domaines en expansion conjoncturelle comme la livraison à domicile, le cloud, ou les outils numériques de collaboration et de formation. Pas les autres.
A contrario, la Big Tech de la Silicon Valley a dû faire face à d’autres défis.
Qu’est-il arrivé aux Big Tech et à la Silicon Valley depuis le début de la pandémie ?
Depuis un certain temps déjà, on a vu se développer la question de l’égalité de genre et d’équité avec l’augmentation de l’activisme social des employés de la tech notamment dans la mouvance du BLM[1]. La montée en puissance de la culture » Woke » [2] a mis au grand jour les différences entre l’élite plutôt libertarienne (libéralisme radical contre l’intervention des gouvernements) et les employés plutôt libéraux de la Tech de la Silicon Valley. Le PDG d’une société de crypto monnaie Coinbase a publié un manifeste contre la politisation de la vie dans l’entreprise en affichant des principes d’attitudes apolitiques pour sa société.
Très controversé, notamment par l’ancien patron de Twitter qui dans un tweet a indiqué que « Les capitalistes moi-d’abord qui pensent que l’on peut séparer la société de [la vie en] entreprise vont être les premiers à être alignés contre le mur et fusillés pendant la révolution ». Il critique l’abandon du contrat social à l’intérieur des entreprises de la Silicon Valley au profit de la recherche de profit rapide sans état d’âme. Dans certains cas on voit que « la technologie, qui est censée être utilisée pour rendre le monde meilleur, est devenue une arme de haine. »
Il y a également eu les accusations antitrust par l’administration américaine qui se sont traduites par un procès contre Google (le 20 octobre 2020) et un autre contre Facebook (le 9 décembre 2020). Il est probable qu’il y aura d’autres procès par exemple contre Amazon et Apple. Et également en Europe.
Les Big Tech ont en effet été accusées de mauvaise gestion des informations concernant les personnes, d’avoir des pratiques commerciales discriminantes et en concentrant de plus en plus de pouvoir d’être capables d’étouffer l’innovation et l’entreprenariat, et de manipuler les opinions.
Les quatre grands ont dû se soumettre à un interrogatoire de la commission d’enquête de la Chambre des représentants en juillet 2020. C’est l’enquête la plus notable contre la tech depuis la mise en accusation de Microsoft en 1992. Un rapport très accusateur est sorti le 6 octobre 2020 et dessine un avenir plus difficile pour Amazon[3], Apple, Alphabet (Google) et Facebook. Une recommandation -poussée fortement par les démocrates- préconise le démantèlement (séparation structurelle) des activités des GAFA qui toucherait davantage Facebook et Google que les autres. Cependant les républicains ont indiqué qu’ils n’étaient pas d’accord avec une restructuration d’une telle ampleur : » il est très important que nous procédions avec un scalpel et non une tronçonneuse ».
Bizarre soit dit en passant que les démocrates s’en prennent si fortement aux Big Tech et à la Silicon Valley qui traditionnellement les soutient (y-compris financièrement) : peut-être est-ce la résurgence d’un anticapitalisme idéologique radical contre l’administration Trump. L’élection de Joe Biden à la présidentielle américain ne changera pas grand-chose car la commission d’enquête était bipartisane. Si dans ce domaine le passé se reproduit, la mise en œuvre de certaines recommandations du rapport prendront du temps et il y aura des « settlements » (arrangements) avec la justice. Entre temps cela peut un peu couper les ailes et les velléités de « domination concurrentielle » des Big Tech.
Concernant les procès antitrust contre Google et Facebook démarrés depuis octobre 2020 sous Trump il est vraisemblable qu’ils continueront sous Biden et seront peut-être même alourdis.
En octobre 2020, les CEOs de Facebook, Google et Twitter ont dû à nouveau témoigner dans une audience devant le Comité du Commerce du Sénat.
Le point de focalisation était cette « Section 230 » qui est une loi cruciale qui protège les sociétés internet « interactive computer services » et leur permet de filtrer les contenus qu’ils transportent comme il leur semble bon. En un mot cela rend les sociétés internet non responsable du contenu qu’elles distribuent. Et curieusement Trump et Biden veulent tous les deux, pour des raisons différentes, révoquer cette section 230 de la loi sur les médias internet.
Comment les BigTech et la Silicon Valley se sont positionnées par rapport aux élections présidentielles américaines ?
Ils se sont massivement impliqués que ce soit au niveau des entreprises ou celui des responsables et employés de ces entreprises. Il y a eu beaucoup de dons individuels et également via des organismes comme les PAC (political action committees), des comités de candidats et les partis politiques.
Les employés ont fait plus de dons pour les démocrates. Ils ont donné 20 fois plus d’argent à la campagne de Joe Biden qu’à la candidature de Trump pour sa réélection.
Le monde du capital risque américain a aussi fait des dons records de 69,7 Millions de $ , ce qui représente quasiment le double des 37 millions de $ avancés pour l’élection de 2016. Environ 79% de ces dons sont allés aux démocrates, un signe du soutien religieux de la Silicon Valley à Biden et son énorme hostilité à Donald Trump. Les sociétés de capital risque sont néanmoins inquiètes du projet de Biden d’augmenter les impôts sur les plus-values à long terme.
Pourquoi ce soutien si marqué pour Biden et pour les démocrates de la part de la tech digitale américaine ?
L’histoire d’amour de la Silicon Valley avec les démocrates ne date pas d’hier. La Silicon Valley s’est positionnée assez tôt comme une contreculture contestataire portés par des jeunes et opposée à la côte est des Etats Unis, à son gouvernement et son administration, ses banques et ses grosses sociétés considérées comme des éléphants monopolistiques et peu innovants. L’influence hippy a été très nette dans la Silicon Valley à la fin des années soixante et au début des soixante-dix. Si on se souvient que les débuts de la Silicon Valley ont été grassement financés par le département de la défense, on peut y voir une première contradiction intéressante. On peut y ajouter que le moteur de développement de la Silicon Valley est totalement capitaliste grâce au capital-risque, ce qui sur le papier n’était pas idéal pour la culture hippy de l’époque.
Le summum de l’amitié entre Washington et la Silicon Valley se passe sous Obama. Mais il y a eu un précédent avec Al Gore très populaire dans la Silicon Valley avant et après son échec aux présidentielles. C’est l’homme des « super autoroutes de l’information » au début du développement de l’internet commercial aux USA. Puis il est devenu l’homme du changement climatique avec son fameux livre (An Inconvenient Truth: The Planetary Emergency of Global Warming and What We Can Do About It. ) devenu documentaire « An inconvenient truth ». Il avait lancé sans succès une chaine de TV par câble, Current TV vendue après deux ans à al Jazeera America.
Comment cette attitude pro Biden s’est-elle traduite dans le vote pour la présidentielle ?
Quand on regarde les résultats des élections dans la Baie de San Francisco dans quatre comtés très Tech, on observe bien le militantisme pro Biden. Dans la Silicon Valley, dans les trois comtés tech significatifs, San Francisco, San Mateo (Menlo Park, Redwood city, Redwood City…), Santa Clara (San José, Cupertino, Sunnyvale, Palo Alto, Mountain View, Stanford, Santa Clara…), Alameda (Berkeley) les résultats sont très fortement anti Trump et favorables à Biden. Alameda où se trouve Berkeley est son université traditionnellement bien à gauche, on voit un taux de succès record de 79.81 % pour Biden mais sans surprise dans ce comté.
Voici un tableau que j’ai constitué avec les résultats officiels publiés dans les sites des comtés et de l’Etat de Californie.
San Francisco donne le score le plus élevé à Biden avec 85.26 % car on y trouve aussi beaucoup d’entreprises Tech dont Salesforce, Twitter, Lyft, Twillio, Square, Docusoft, Mulesoft, Square, Fitbit… Et beaucoup de célibataires « geek ». San Francisco est une ville démocrate de toutes les façons.
La Baie de San Francisco avec ses quatre comtés tech montre une avance de 78% pour Biden alors qu’au niveau de l’Etat de Californie Biden est à 63.5 % et 51.3 % au niveau national.
Mais la région de Los Angelès est également très pro-Biden qui reçoit 71.04% des voix dans le comté de Los Angelès où se trouve le monde du cinéma avec Hollywood etc… contre 56.87 % pour Trump. Le comté de Los Angeles est le plus peuplé aux USA.
En ajoutant le comté d Alameda où se trouve l’université de Berkeley, nous avons quatre comtés représentatifs des régions tech de la baie de San Francisco.
Rappelons qu’au niveau national aux USA, Biden a reçu 51.3 % des votes et Trump 47%.
Mais que peuvent attendre les partisans démocrates de la tech et de la Silicon Valley ?
Ils attendent surement plus qu’ils n’obtiendront… Une partie du soutien à Biden (mais d’abord à Sanders) est l’expression d’une forte animosité contre Monsieur Trump, l’homme et ses facéties. Donc ils sont soulagés du départ de Trump !
Cette hostilité est un peu ironique car les républicains n’ont pas fait trop de tort à la tech américaine. En effet, si on regarde d’abord du côté républicain, on peut noter que les quatre années de Trump auront été formidables pour la Bigtech américaine. Il y a eu beaux cadeaux à dont la baisse des impôts et la facilité au plan fiscal de rapatrier des avoirs de ces firmes situés à l’étranger. Le cours de bourse des Bigtech se sont envolés en quatre ans. Celui d’Amazon a été multiplié par 4,2 pour une capitalisation de 1,603 T$. Apple est à 1, 982 T $, Microsoft 1,627 T$, Google/Alphabet à 1,211 T$, Facebook à 791,283 B$, Tesla à 555,242 B$, Netflix à 217,08 T$
Le total des capitalisations des top quatre de la tech est 797,716 T$ ! Presque 8 trillions de dollars !
Et, Elon Musk, Jeff Bezos, Microsoft, Facebook comptent parmi les personnes les plus riches du monde.
L’administration Trump a poussé en faveur de l’accélération de l’IA en 2019 : The « American AI Initiative » un appel à rediriger davantage de fonds de recherche fédérale vers l’IA. Ce qui a bien plus à la tech américaine.
(Biden de son côté demande un budget d’investissement de 300-miliards de $ pour la recherche dans l’I.A, dans les véhicules électriques et la 5G)
Trump a également aboli en 2018 le principe de la « net-neutralité » qui traitait de façon identique tous les services internet et empêchait que plus de débit puisse être octroyé à telle ou telle entreprise. Ce qui est bien intéressant pour les gros consommateurs de débit comme les services de streaming de vidéo. Et permet aux opérateurs internet d’utiliser les données des utilisateurs sans leur consentement préalable… On peut imaginer à qui cela a bien plu…
Mais ce qui a déplu ce sont les dispositions anti immigration de Trump qui ont touché de plein fouet la Silicon Valley puisqu’elle emploie beaucoup de personnel étranger sous visa. Biden a dit qu’il retirerait les suspensions de visa H1-B décidées par Trump.
La guerre économique avec la Chine a aussi déplu, notamment l’interdiction de vendre des produits à certaines sociétés chinoises dont Huawei.
Trump a lancé des attaques contre les quatre big Bigtech (hors Microsoft) au motif de leur influence grandissante non contrôlées sur la circulation de l’information et sur l’opinion des citoyens. Et de façon plus prosaïque, ce qui a grandement déplu, c’est la personnalité de Donald Trump elle-même qui est aux antipodes du « cool » californien ou des « geeks » et défenseurs des minorités dans la Silicon Valley.
Les démocrates ne sont-ils pas plus favorables à la tech que les républicains ?
Il faut distinguer le plan de Biden et les démocrates au sens large.
Côté démocrate il y a une sorte de paradoxe dans leurs positions vis-à-vis de la tech.
D’un côté ils veulent pour leurs raisons propres réduire la puissance des Bigtech et de l’autre ils les chérissent, surtout leur soutien financier. Les Bigtech apprécient évidemment d’envoyer leurs employés collaborer dans les services de l’état.
Du même côté vous avez Elizabeth Warren et Bernie Sanders arcboutés contre les Bigtech qu’il faudrait non seulement réglementer mais surtout démanteler comme AT&T. Refaire un peu comme contre IBM et Microsoft dans le passé des procès antitrust au passage. Si les démocrates gagnent le sénat Warren et Sanders seront très entendus.
Voici ce que disait Warren en 2019, qui n’est pas particulièrement amical à l’égard des Bigtech :
« Les grandes entreprises technologiques d’aujourd’hui ont trop de pouvoir – trop de pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie. Elles ont réduit la concurrence au bulldozer, utilisé nos informations privées à des fins de profit et fait pencher la balance du côté des autres. Et ce faisant, elles ont fait du tort aux petites entreprises et étouffé l’innovation ».
D’un autre côté, pendant sa campagne Biden a été, lui, peu loquace sur la tech qui n’est pas sa priorité. Il a pris ses distances par rapport à l’amitié (trop ?) étroite entre Obama et la Bigtech, qu’il désapprouvait en tant que vice-président. Il trouvait les Bigtech arrogantes. Il est davantage préoccupé par le changement climatique, la bataille contre la covid-19. En fait dans ses quatre priorités figurent aussi la reprise économique, l’égalité raciale. Le haut débit est singularisé mais pas du tout la réglementation.
Il est probable qu’il alourdira le procès anti trust engagé par Trump contre Alphabet/Google et Facebook. Et l’étendra à d’autres comme Amazon, et peut-être même Apple pour les mêmes et d’autres raisons abordées durant les auditions de ces entreprises devant la commission du congrès en juillet 2020 : concurrence déloyale, atteinte à la vie privée, la vie à l’intérieur de ces entreprises, liberté d’opinion de leurs employés etc…
Les actions antitrust ce n’est pas gagné et ces affaires peuvent prendre des années sans résultat déterminant. Pendant ce temps la marche de l’histoire peut de toutes les façons changer la donner avec de nouvelles générations d’entrepreneurs de consommateur, d’entreprises et de technologies.
Même avec de lourdes amendes il n’est pas gagné que ces sociétés « rentreront dans le rang ». En supposant que l’on ait réussi à définir précisément ce que cela veut dire dans leurs cas.
S’attaquer à la « partialité » des plateformes et à l’auto-référencement », quand les services internet incriminés affichent leurs propres listes au-dessus de celles des concurrents parait difficile et compliqué techniquement.
Il y a aussi l’intention de mieux encadrer et surveiller les fusions acquisitions à l’initiative des Bigtech. C’est plus facile à mettre en œuvre politiquement. On peut s’attendre d’ores et déjà à un ralentissement des acquisitions par les Bigtech. Les quatre Bigtech disposeraient de plus de 248 milliards de $ en cash qui peuvent leur permettre beaucoup d’acquisitions….
Le souhait de faire partir Trump était tellement ancré dans la Silicon Valley et les Big Tech qu’il y a peut-être eu de leur part un surinvestissement intellectuel (et d’intérêt prosaïque) dans Biden. Avec des attentes irréalistes basées sur le confort pro Silicon Valley des années Obama.
Mais comme l’a montré l’action bipartisane du congrès contre la puissance des Big Tech l’été dernier, il y avait déjà une préoccupation commune très sérieuse au-delà des partis sur les risques causés par la monté en puissance inexorable et non contrôlée des géants de la tech américaine. Les démocrates évoluent aussi. Et Biden n’est pas Obama.
Biden sera surement moins conciliant avec les Big Tech que l’administration Obama. Il a d’ailleurs explicitement indiqué vouloir révoquer la Section 230. Il n’a pas vraiment parlé de tech pendant sa campagne et dans son programme. Depuis son élection il a seulement fait référence avec Kamala Harris à la nécessité d’étendre le haut débit dans les zones rurales et non à la question des pouvoirs jugés trop dominants des BigTech.
Deux autres développements importants ont transformé le panorama de la Silicon Valley : « l’exode » des gens de la tech hors de la Silicon Valley et l’adoption massive du télétravail.
Le travail à distance pourrait-il affaiblir la Silicon Valley ou la renforcer ?
L’exode pose la question de la pérennité de la région. Ces départs ont certes été accélérés par le télétravail obligatoire mais la raison profonde a été depuis déjà quelque temps déjà le coût exorbitant de la vie dans la région avec ses services publics déficients. (La pandémie est peut-être un bon alibi pour réduire les salaires de ceux qui vont vivre là où le coût de la vie est plus bas !). Le résultat est que Silicon Valley pourrait se vider de la présence in situ de ses meilleurs talents y compris dans les universités locales prestigieuses comme Stanford et Berkeley.
Deux entreprises dont décidé de quitter la Silicon Valley et se relocaliser : HPE à Houston, Texas, Palentir à Denver, Colorado, et Elon Musk lui-même est parti s’installer au Texas. Il y construit une nouvelle usine près d’Austin et un nouveau champ de tir pour Space X près de Boca Chica. On dit aussi qu’il va bénéficier d’une bien meilleure fiscalité personnelle au Texas en comparaison avec la Californie. Il y avait également eu les départs de deux autres éminences du capital risque de la Silicon Valley, Peter Thiel à Los Angeles et Keith Rabois parti à Miami.
Les Big Tech et la Silicon Valley envisagent en effet un nouveau monde post Covid où leurs collaborateurs seraient distribués à distance et hors des bureaux ou des labos
(Le paradoxe ironique est que ces sociétés et notamment Apple, Facebook et Nvidia ont investi massivement dans la création en 2017 /2018 de leurs quartiers généraux majestueux et colossaux invitant la présence in situ d’énormément de collaborateurs.)
Mais on peut se demander comment et pourquoi ce nouveau modèle de travail ex situ pourrait s’imposer face au modèle in situ qui a fonctionné avec un tel succès jusqu’au confinement Covid-19 et ce, depuis 1956 quand la première entreprise de semi-conducteurs Shockley Semiconductor Laboratory a été créée. (qui a indirectement contribué à baptiser la région du nom de « Silicon Valley » en 1971 sous la plume d’un journaliste.)
Clairement les entreprises de Tech de la Silicon Valley gagneront au plan économique en offrant des salaires moins élevés hors de la région. Mais aussi en performance avec un accès à un pool énorme de compétences pointues en dehors de ses terres dans le monde entier sans besoin de locaux spécifiques. Ce processus était déjà engagé en partie avant la pandémie.
Cependant il y a des risques importants sur la capacité à continuer à innover de façon aussi ingénieuse et « disruptive » que cela a été le cas depuis le début de l’histoire de la Silicon Valley.
Comment la « sérendipité » de la Silicon Valley, l’innovation impromptue provoquée par les rencontres réelles pourrait-elle perdurer malgré cette décentralisation des employés ?
La sérendipité fait partie de la légende de la Silicon Valley comme les garages des grands inventeurs, les pieds nus de Setve Jobs et les farces du cofondateur d’Apple, Steve Wozniak (WOZ). Il est vrai que l’industrie de la tech dans la Silicon Valley s’est largement construite sur la sérendipité, ces rencontres fortuites et inspirantes de personnes et de leurs idées. La sérendipité et une forme de collaboration non organisée mais puissante. Des innovations en naissent à l’improviste dans les grandes entreprises, les universités et les startups. La sérendipité permet d’imaginer de nouvelles idées et stimule la motivation des équipes. Il y a une pollinisation croisée entre les personnes mais des startups naissent aussi à partir de grandes sociétés grâce à cette proximité physique et culturelle.
Pour qu’elle se produise, la sérendipité a besoin que les rencontres des personnes de produisent en « faces à faces » dans le monde réel. En présentiel. A deux ou à plusieurs.
La proximité physique mutuelle des collaborateurs s’accompagne aussi de dimensions émotionnelles et sociales non codifiables mais essentielles. On parle d’un « savoir tacite ». De rhizomes de connaissance. Des compétences différentes se rencontrent et interagissent en osant repousser les limites de ce qui est faisable, légal (ou raisonnable !), en sortant de l’incrémental et du conformisme de l’establishment. Un peu une réaction d’étudiants, de « geeks » et de « nerds ». La Silicon Valley c’est aussi un terroir de « voyous » canailles éclairés, iconoclastes et farceurs qui veulent aller très vite au but.
Être ensemble au même endroit (même à la cafétéria ou au restaurant) c’est aussi être en bande et se rassurer, se soutenir pour se convaincre de la viabilité possible de projets décalés, compliqués et audacieux et il faut « aller vite et tout casser » dirait Facebook (Move Fast and Break Things). C’est vraiment difficile de répliquer ce modèle, ce modus vivendi, sans manuel d’utilisation – soit ailleurs géographiquement soit de façon virtuelle.
On n’a pas encore trouvé comment faire des machines à café virtuelles ! Alors une Silicon Valley virtuelle, ce n’est pas pour demain !
C’est la raison pour laquelle il se dit que le télétravail et sa virtualisation des relations présentent le risque de réduire ou d’éliminer la sérendipité et sa génération d’idées géniales.
D’un autre côté, le télétravail est pratiqué depuis longtemps dans la Silicon Valley et a coexisté avec le présentiel très majoritaire. Il n’a jamais été question de remplacement ou de substitution. Et il est probable que ce sera encore longtemps le cas. Une PDG de Yahoo au moment de sa prise de fonction en 2012 avait banni le télétravail pratiqué dans cette société.
En mai 2020 Mark Zuckerberg le PDG de Facebook indiquait de son côté que 50 % de ses employés voulaient revenir au bureau dès que possible. Mais que dans les dix ans qui viennent 50 % de ses employés travailleraient à distance… Vu la croissance rapide des effectifs de Facebook, on peut s’attendre que d’ici dix ans ces 50 % représente quand même beaucoup de monde dans la Silicon Valley. A la moindre menace de nouveaux concurrents ou de perte de performance, les choses changeront bien vite. Et on se recentrera rapidement même géographiquement.
Mais est-ce que cela veut dire que la culture originale de la Silicon Vallée est pérenne et non reproductible ailleurs ?
La Silicon Valley bénéfice d’une forte densité d’entrepreneurs, de chercheurs, d’ingénieurs iconoclastes et d’investisseurs éclairés se combine à un milieu universitaire de haute qualité qui produit des inventeurs et des entrepreneurs brillants comme les fondateurs de Google. Et il y a une histoire mythique de cette région (HP, Intel, Apple, Fairchild, Xerox, etc..), qui irrigue et stimule la culture locale d’entreprenariat.
Les réseaux des vétérans locaux et la collaboration inter générations sont ancrées dans le terroir : pas d’exode à l’horizon pour ceux-là !
Le capital-risque assure, lui, le lien entre les startups et les firmes établies et boostent l’entreprenariat. Il y a pas mal des transfuges des entreprises de tech locales vers le capital-risque ce qui facilite grandement les échanges et l’accès aux bonnes personnes aux bons endroits. Le trio : université, capital-risque et grandes entreprises tech venant elles-mêmes d’anciennes startups a produit de grandes success stories.
C’est une culture pérenne difficile à reproduire de A à Z ailleurs y-compris aux USA. Sinon cela se saurait depuis le temps… Il manque toujours un A ou un Z.
Y-a-t-il d’autres risques pour la Silicon Valley post pandémie ?
Oui on parle du risque lié à la baisse actuelle de l’innovation chez les BigTech et de la concentration dans leurs mains d’une énorme puissance d’intervention et d’obstruction de l’entreprenariat local par le biais d’acquisitions visant à empêcher des concurrents de se développer. Un thème mentionné dans le rapport de la commission d’enquête de la Chambre des représentants (donc seulement une accusation à ce stade). Une autre cause de la « baisse » d’innovation c’est le déplacement des innovations vers le B to C ou le B to B to C. C’est-à-dire une orientation moins entreprise (Business) et plus vers les Consommateurs. Qui demande des cycles plus courts de développement et de maturation.
Les Big Tech se sont concentrées sur leur métier cœur en tentant aussi des diversifications en interne. Mais elles rachètent aussi beaucoup de concurrents potentiels ou tentent de les copier pour l’innovation non incrémentale qu’elles ne maitrisent pas complètement. Ce qui peut entraver l’innovation en étouffant des startups jugées dangereuses en les neutralisant dans leur phase critique d’expansion. Et elles achètent aussi des entreprises utiles pour complémenter leurs gammes de produits et services. Ce qui s’est toujours fait dans toute l’industrie sans poser de problèmes règlementaires particuliers.
On voit aussi moins d’innovation radicale dans la Silicon Valley en ce moment à l’exception du domaine de l’intelligence artificielle (qui n’est pas unique à la Silicon Valley ni aux BigTech) et de l’informatique quantique.
Mais le cocktail 5G + IA + internet des objets (IOT) fera émerger de nouvelles idées de business et de technologies. Il y a aussi un effet générationnel qui jouera assurément, avec « de nouvelles façons de voir et de vouloir le monde » par les jeunes, ce qui peut ringardiser l’establishment de la tech actuelle comme cela s’est fait depuis l’arrivée d’internet et du mobile pour les ancêtres des Big Tech. Le PC est toujours là mais ce n’est plus « cool ».
Tous les anciens géants de la tech américaine paraissaient indéboulonnables, puis on imaginait qu’ils disparaitraient suite à des procès antitrust. Mais à part une exception ou deux, ou suite à des fusions, ils sont toujours là et certains avec une deuxième vie spectaculaire comme Microsoft. On n’a donc pas vu disparaitre le Poney Express (de la tech) avec l’arrivée du train (des Big Tech)!
Et il faut s’attendre à des évolutions du même type dans la Silicon Valley.
Ce qui est notable également c’est qu’au lieu de s’introduire en bourse, la grande majorité des startups de la Silicon Valley se font racheter et cessent ainsi d’être compétitives. Ce qui constitue une préoccupation pour l’élite de la région dont les visionnaires éclairés.
« La Silicon Valley a changé le monde. Elle l’a fait parce que les fondateurs et les investisseurs du capital-risque voulaient gagner les marchés de demain, et non pas vendre à ceux qui avaient déjà gagné hier. » [4]
Le mot de la fin : un avenir assuré mais différent pour la Silicon Valley ?
Les introductions en bourse des startups de la Silicon Valley ont été nulles en 2020 mais les choses ont repris à la rentrée avec des noms comme Palantir, Snowflake, Asana, Sumo Logic.
Il y aura encore beaucoup d’acquisitions même si le congrès américain a l’air de vouloir réduire la marge de manœuvre des quatre gros de la tech américaine.
Dès qu’un vaccin contre la Covid verra le jour, le tropisme du bureau prévaudra dans la Silicon Valley et ses startups recommenceront à changer le monde. Mais ce ne seront plus les seules.
Du monde entier les gens ont toujours voulu aller dans la Silicon Valley pour y travailler près des grands talents de la tech dans cette micro fourmilière d’idées, d’imagination, d’audace et de célébrités.
La Silicon Valley est à l’innovation technologique ce qu’Hollywood est à la créativité dans le divertissement. Il faut y être !
Pour parodier un fameux dicton californien : » Silicon Valley Is Not Just A Place. It Is A State Of Mind »,
je dirais:
« La Silicon Valley n’est pas seulement un état d’esprit, c’est un lieu. »
Où il faut être.
-o-o-
Paris, Décembre 2020 par Georges Nahon
Consultant et conférencier à Paris
Ancien DG pendant 15 ans d’Orange Silicon Valley à San Francisco, filiale du groupe Orange.
www.linkedin.com/in/georgesnahon
[1]BLM = black lives matter. C’est un mouvement mondial créé aux USA en 2013. Leurs mission est « d’éradiquer la suprématie blanche et de renforcer le pouvoir local afin d’intervenir dans les violences infligées aux communautés noires par l’État et des miliciens. » (Black Lives Matter Foundation, Inc is a global organization in the US, UK, and Canada, whose mission is to eradicate white supremacy and build local power to intervene in violence inflicted on Black communities by the state and vigilantes)
[2]Woke: un militantisme progressiste de gauche, antiraciste, féministe et LGBT (source : wikipedia)
[3]Amazon est basée à Seattle donc n’est pas vraiment une société de la Silicon Valley même si elle y dispose d’un important laboratoire de développement avec 7 000 employés environ en 2019 et a un groupe à San Francisco centré sur le cloud.
[4]Mark A. Lemley est actuellement professeur de droit William H. Neukom à la Stanford Law School et directeur du programme de la faculté de droit de Stanford en droit, science et technologie, ainsi que partenaire fondateur du cabinet d’avocats Durie Tangri LLP