ITx Café #2 : Centralisation stratégique, Décentralisation opérationnelle
Gare à la tentation d’une centralisation excessive… et permanente
Point de vue de Christian Saint-Etienne
Dans ce point de vue, Christian Saint Etienne nous propose les premiers enseignements qu’il tire de la crise Covid, d’abord sanitaire, puis économique, dans laquelle nous nous débattons dorénavant: celle d’un retour à une centralisation excessive.
Car le réflexe habituel, face à une telle crise, consiste à en confier la gestion au plus haut niveau de l’État et à lui en laisser tout autant le pilotage, le suivi et même la mise en œuvre. Puis à conserver cette organisation jacobine, même après que ladite crise soit passée.
Or, si la coordination centrale est absolument nécessaire, la direction opérationnelle, comme la gestion au quotidien, doivent systématiquement rester au plus près du terrain, sous peine de perdre toute efficacité.
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La crise provoquée par la Covid-19 est d’une gravité inouïe. La production pourrait reculer de 7 à 8% dans la zone euro et de 9 à 10% en France en 2020, le rebond se situant autour de 4% à 5% en 2021. La dette publique pourrait atteindre 120% du PIB fin 2020 en France.
L’État submergé
La France est déjà écrasée par le poids d’une dépense publique qui se révèle, qui plus est, peu efficace. En 2019, dernière année avant la Covid-19, la dépense publique a atteint 55,6% du Produit intérieur brut (PIB) en France contre 45,5% du PIB pour la moyenne du taux de dépense publique dans les autres pays de la zone euro et 45% du PIB en Allemagne seule. Or cet écart de taux de dépense publique de 10 points de PIB ne produit pas d’effet positif : le taux de chômage est le double en France du taux allemand, le taux de chômage des jeunes est le double de celui des adultes en France alors que ces taux sont proches en Allemagne.
L’Allemagne reste une grande puissance industrielle au début de 2020 alors que la France s’est laissé désindustrialiser sans réagir depuis vingt ans. La France dépense davantage en pourcentage du PIB que l’Allemagne sur la santé – et pourtant elle n’a abordé la crise sanitaire qu’avec 5 000 lits en réanimation contre quatre fois plus en Allemagne.
L’Etat français est obèse et hiérarchisé. Les commandes massives de masques n’interviennent qu’au 21-23 mars 2020 car la Commission mise en place pour les commandes perd trois semaines en mars à définir des procédures qui vont, de plus, mal fonctionner car la Commission veut rester aussi proche que possible du code des commandes publiques alors que les commandes en Chine semblent obéir au code du « Far-West ».
La seule façon de reconstruire l’Etat est de partir des territoires en revalorisant le rôle des communautés de communes et celui des régions qui réussissaient à mieux s’approvisionner en Chine que l’Etat ! Les 35 000 communes actuelles sont toutes regroupées dans 1 250 intercommunalités que l’on peut renommer ‘communes métropolitaines’ et qui correspondent presque parfaitement aux bassins de vie dans lesquels vivent les Français. Un bassin de vie est un territoire sur lequel 80% de ses habitants vivent, travaillent, s’éduquent, se soignent, ont leurs activités culturelles et de loisirs. Chaque commune métropolitaine devrait produire un plan stratégique de développement à 6 ans, mis à jour tous les 3 ans, concernant tous ces domaines d’action dans les bassins de vie. Ces plans seraient coordonnés et mis en cohérence par les régions. L’Etat doit se concentrer sur ses fonctions d’Etat régalien et d’Etat stratège. Il doit coordonner les plans régionaux, relancer l’activité industrielle et contribuer à doter le pays des instruments de souveraineté nécessaires pour fonctionner dans le monde de compétition très dure entre Etats. Mais il doit arrêter de vouloir tout faire, souvent mal, et en tous les cas moins bien que les acteurs opérationnels sur les territoires.
L’entreprise hiérarchisée et centralisée inopérante
On retrouve les mêmes problèmes d’organisation dans les entreprises. Les entreprises trop centralisées n’arrivent pas à s’adapter à chaque terrain de compétition, là où les opérationnels sont au plus près des contraintes et des opportunités.
Seule la décentralisation permet la réactivité nécessaire face à la concurrence, à la condition que les fonctions centrales de finance et d’achat, de stratégie et de contrôle soient efficaces.
La demande d’autonomie de la part des citoyens et des travailleurs, tout en participant à un projet collectif, peut s’inscrire dans la libération de l’intelligence collective.
Dans les démocraties libérales, comme dans les entreprises et les administrations, la demande d’autonomie, alors que les organisations doivent évoluer au moins aussi vite que leur environnement, exige d’opérer des mouvements d’ensemble qui sont souhaitables et compréhensibles par le tout comme par les parties des organisations. Alors que le changement s’accélère, les objectifs et les moyens mis en œuvre par les organisations doivent évoluer en permanence mais en s’assurant que le mouvement mis en œuvre fait sens pour le tout et les parties.
Il faut donc réussir à bouger tous ensemble tout en étant plus efficace sur chaque terrain de jeu. Le seul moyen pour y parvenir est par la combinaison d’un leadership exemplaire et d’une stratégie comprise et partagée au niveau global et dans chaque unité opérationnelle. C’est dans ce cadre strict que la décentralisation au niveau opérationnel peut réussir.
Même si les objectifs des organisations évoluent, les mouvements d’adaptation doivent chacun faire sens. Or ceci n’est possible qu’en faisant appel à l’intelligence collective des membres des groupes ou organisations en mouvement. En responsabilisant les acteurs et en leur faisant partager les objectifs qui peuvent être déterminés en commun, on s’assure que les opérateurs du changement comprennent le sens du changement à l’œuvre. Car ce qui pose problème dans le changement, ce n’est pas le mouvement mais le mouvement dépourvu de sens.
Il faut choisir le système le plus à même de favoriser le changement dans un but partagé, chaque mouvement du changement trouvant son sens dans une action fondée sur l’intelligence collective qui s’exprime dans la délégation de pouvoir responsabilisée.
A l’inverse, dans l’univers de la révolution numérique et de l’élévation du niveau de formation des travailleurs-citoyens, les organisations hiérarchisées interdisant l’autonomie des acteurs ne peuvent conduire qu’au désastre de l’archaïsme autoritaire.
Si toute organisation demande des leaders capables de ‘motiver les troupes’ dans un but partagé, ce dernier ne peut être atteint qu’en favorisant l’autonomie responsabilisée de tous les membres de l’organisation. La demande d’autonomie est générale dans l’économie et la société. Elle doit structurer la transformation du système politique et économique et du contrat social.
Christian Saint-Etienne
Economiste, Professeur Universitaire, Analyste Politique
Christian Saint-Étienne, né le 15 octobre 1951 à Aubenas (Ardèche), est un économiste, universitaire, analyste et homme politique français. Il est professeur titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers depuis 2009. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Le libéralisme stratège » (Odile Jacob) dans lequel il reprend en les développant les thèses du présent article.
En novembre 2018, il avait publié « Trump et Xi Jinping : Les apprentis sorciers » (Editions de l’Observatoire) dans lequel il analysait la compétition pour la domination mondiale entre la Chine et les États-Unis.
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L’avis de l’expert ITx Partners
Christian Saint-Etienne nous invite à prendre du recul vis-à-vis de la centralisation, qui reste une tentation dans de nombreuses organisations (qu’elles soient étatiques ou privées) mais qui engendre à la fois des coûts et une inefficacité structurelle inévitable.
Il souligne néanmoins la nécessité d’une coordination efficace des fonctions régaliennes et d’un opérationnel plus local. Centraliser davantage la stratégie pour mieux décentraliser l’opérationnel. Telle est la clé de l’efficience et la garantie d’un fonctionnement optimal et surtout contrôlé.
D’un point de vue des systèmes d’information, cela nous incite à repenser les architectures numériques de façon à laisser davantage d’autonomie, de ressources et de liberté aux directions métiers, aux utilisateurs et aux collaborateurs – tout en conservant un cadre suffisamment strict pour répondre aux exigences de conformité, de sécurité et de performance.
Le confinement récent nous a montré à quel point il est important de donner à tous davantage de possibilités de télétravailler en toute autonomie ; d’utiliser les outils numériques pour décentraliser les processus opérationnels et les rendre activables dans tous les environnements possibles hors de l’entreprise.
Il s’agit de donner à chacun le pouvoir de partager l’information le plus vite possible, la diffuser facilement à travers des outils simples, y apporter de la valeur ajoutée sans l’altérer, tout cela en utilisant, via Internet, des services à la fois partagés et sécurisés.
Bref, il faut adapter les systèmes d’information, les ouvrir non seulement aux collaborateurs directs mais également à l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise, fournisseurs, sous-traitants, clients, qui contribuent tous à la création de valeur. Y compris pour des applications métiers souvent critiques.
Evidemment, cela ne peut et ne doit pas se faire au détriment de la sécurité, de la confidentialité des données, du respect de la vie privée et de la protection de la propriété intellectuelle. D’où la nécessité de consolider les processus de standardisation des outils d’infrastructure (identité, sécurité, collaboration, …) et urbaniser les données / interfaces applicatives. Solidifier les processus régaliens pour donner davantage de flexibilité à l’opérationnel sur le terrain, hors l’entreprise comme dans l’entreprise.
Pour affronter l’ère post-Covid, aucune entreprise ne pourra faire l’économie d’une réflexion de fond sur les capacités de ses infrastructures numériques, voire d’une refonte complète de ses architectures informatiques. Celles-ci devront être renforcées, reconfigurées, ouvertes et davantage sécurisées pour s’adapter à la nouvelle donne. Au préalable, les DSI vont devoir impérativement reprendre une visibilité transverse qui leur fait souvent défaut, de leurs services IT, de leurs taux d’utilisation effectifs et de leurs coûts de possession.
On ne pourra plus jamais gérer son système d’information comme avant.